L’Archiviste – Alexandra Koszelyk

71pth5YXMHL Aux forges de Vulcain – octobre 2022 – 272 pages

Quatrième de couverture :
K est archiviste dans une ville détruite par la guerre, en Ukraine. Le jour, elle veille sur sa mère mourante. La nuit, elle veille sur des œuvres d’art. Lors de l’évacuation, elles ont été entassées dans la bibliothèque dont elle a la charge. Un soir, elle reçoit la visite d’un des envahisseurs, qui lui demande d’aider les vainqueurs à détruire ce qu’il reste de son pays : ses tableaux, ses poèmes et ses chansons. Il lui demande de falsifier les œuvres sur lesquelles elle doit veiller. En échange, sa famille aura la vie sauve. Commence alors un jeu de dupes entre le bourreau et sa victime, dont l’enjeu est l’espoir, espoir d’un peuple à survivre toujours, malgré la barbarie.

Auteure : Alexandra Koszelyk est née en 1976. Elle enseigne, en collège, le français, le latin et le grec ancien.

Mon avis : (lu en novembre 2022)
Dans ce roman, Alexandra Koszelyk nous entraîne en Ukraine, c’est la guerre et son héroïne K. est archiviste dans une ville en ruine. Dans les sous-sols de la bibliothèque qu’elle dirige, elle tente de protéger les trésors littéraires et artistiques nationaux. Elle veille également sur sa mère mourante qui perd un peu la tête.
Un soir, K reçoit la visite d’un personnage inquiétant, « l’Homme au chapeau ». Celui-ci représente l’envahisseur, qui n’est jamais nommé, il lui demande de falsifier différentes œuvres pour réécrire l’Histoire et effacer la culture ukrainienne de celle-ci… Une demande impossible à exécuter pour K. mais si elle ne le fait pas, Mila, sa sœur jumelle, est menacée de mort.
En premier lieu, K. doit modifier quelques mots sur le manuscrit de l’hymne national ukrainien. Avant de s’exécuter, K. reçoit la visite d’ombres du passé et/ou se retrouve dans le passé, elle va tenter d’obéir à l’ennemi tout en laissant subtilement un message, témoignage de la falsification…
Cette intrigue permet au lecteur de découvrir aux côtés de K. la culture ukrainienne à travers des artistes comme Tchoubynsky, Chevtchenko, Alla Horska ou Primatchenko, Gogol, Sonia Delaunay et des événements marquants de l’histoire ukrainienne comme Holodomor, Tchernobyl ou Maïdan.

Et nous comprenons d’autant mieux, la volonté du peuple Ukrainien de résister à l’envahisseur, la fierté pour son identité et pour son indépendance culturelle.
Une très belle histoire, une héroïne terriblement attachante et une découverte passionnante d’un petit peu de l’Histoire et de la culture ukrainienne.

Extrait : (début du livre)
La nuit était tombée sur l’Ukraine.
Comme à son habitude, K était assise au bord du lit, attendant que sa mère s’endorme. La jeune femme était revenue vivre dans l’appartement de son enfance, après la crise qui avait laissé sa mère infirme. Une fois que les traits de celle-ci se détendirent, que sa respiration devint paisible, qu’elle retrouva sur son visage cette lucidité que l’éveil lui ôtait, K sortit de la chambre et referma la porte avec douceur. Dans la cuisine, elle prépara un café et, pendant que l’eau chauffait, alluma une cigarette, appuyée contre la fenêtre. Son regard se perdit dans la ville où les réverbères diffusaient une lumière douceâtre.
Des images de l’invasion lui revinrent.
La sidération le jour même, la bascule d’un temps vers un autre, ouvert à d’effrayantes incertitudes, cette faculté déjà de percevoir qu’un point sans retour venait d’être franchi… Comment aurait-elle pu se dire qu’un passé, dont chacun possédait encore le souvenir, allait redevenir l’exacte réalité ? N’apprend-on donc rien des leçons de la guerre ?
Les premiers bombardements, les premiers tirs, les incendies, les murs des immeubles qui tombaient par morceaux, éclatant au sol comme des fruits trop mûrs à la fin de l’été, des fruits lourds de tout ce que l’être humain n’arrive pas à comprendre. Partout disséminés, des objets du quotidien qui ne retrouveraient jamais leur usage et qui dans la rue devenaient absurdes, piétinés par la foule qui courait se mettre à l’abri aux premières sirènes. Combien de visages pétrifiés, ahuris à jamais par ce monde plein de douleurs, combien de corps fallait-il jeter à la hâte au creux des fosses pour éviter les maladies et la prolifération des vermines, combien d’enfants aux yeux emplis de visions d’horreur qui ne s’endormaient qu’au matin, épuisés par un combat nocturne contre une fatigue au goût de mort ?
Et ces autres, là-bas, dans ces pays hors d’atteinte où le quotidien n’avait pas été saccagé : combien de temps fallait-il pour que nos voix leur parviennent ? Jusqu’où l’écho d’un appel aux armes devait-il aller ? Quel degré d’horreur devait-on atteindre pour qu’ils réagissent ?
Les jours passaient et personne ne venait, les gens restaient incrédules.
Au hasard des rues, K aperçut ce duo de soldats, le fusil en bandoulière. Ils avaient visiblement pour mission de décrocher des panneaux. Les suites de la guerre passaient aussi par ces corrections apparemment anodines : faire passer toute la signalétique dans la langue de l’envahisseur, bannir celle du pays. L’invasion n’était pas terminée qu’elle préparait déjà le temps d’après : vieille méthode romaine de débaptiser les lieux.

Déjà lu de la même auteure :

715TlZ+GONL A crier dans les ruines

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Donbass – Benoît Viktine

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Les Arènes – février 2020 – 282 pages

Livre de Poche – mars 2022 – 320 pages

Prix Senghor 2020 du Premier Roman Francophone et Francophile.

Quatrième de couverture :
Sur la ligne de front du Donbass, la guerre s’est installée depuis quatre ans et plus grand monde ne se souvient comment elle a commencé. L’héroïsme et les grands principes ont depuis longtemps cédé la place à la routine du conflit.
Mais quand des enfants sont assassinés sauvagement, même le colonel Henrik Kavadze, l’impassible chef de la police locale, perd son flegme.

Auteur : Benoît Vitkine est un journaliste français, spécialiste des pays de l’ex-URSS et de l’Europe orientale au Monde. Correspondant du journal à Moscou, il a reçu le prestigieux prix Albert-Londres en 2019 pour une série de reportages réalisés en Ukraine. Donbass, son premier roman, a pour décor l’est de ce pays, en guerre depuis mars 2014. 

Mon avis : (lu en avril 2022)
Sur fond de reportage de guerre, Benoît Vitkine a écrit un thriller noir, avec le meurtre d’un enfant. Le colonel Henrik Kavadze, le chef de la police locale, a choisi de rester du côté ukrainien du Donbass, il va enquêter dans un environnement de corruption et de violence.
L’intrigue se déroule durant l’hiver et le printemps 2018, la ligne du front ne bouge presque plus, les deux camps échangent parfois quelques coups de feu et la communauté internationale ne s’intéresse plus à cette guerre fratricide qui s’éternise.
L’atmosphère est lourde, terriblement réaliste, les personnages sont hantés par les traumatismes de la guerre d’Afghanistan, les souvenirs de la vie en l’URSS et de la Seconde guerre mondiale.
Ce livre très documenté est passionnant pour sa description sans concession  et très humaine de la situation dans le Donbass.

Extrait : (début du livre)
La première fois que les camions sans phares s’étaient garés dans la cour de l’immeuble, quelques semaines plus tôt, Sacha Zourabov avait été effrayé. Le garçon avait instinctivement senti que les hommes affairés autour des véhicules, dans le terrain vague, n’auraient pas voulu le voir à sa fenêtre, occupé à les observer. Des hommes comme ceux-là, capables de travailler dans l’obscurité la plus complète, pouvaient sans doute le voir dans la nuit. Malgré sa petite taille. Malgré les efforts qu’il faisait pour respirer le plus discrètement possible. Il s’était blotti sous les couvertures, restant éveillé jusqu’à ce que le bruit des moteurs cesse. Longtemps après leur départ, il n’avait pu s’endormir, tenaillé par la curiosité.
Alors quand ils étaient revenus, ce soir-là, le garçonnet avait enfilé ses chaussons et s’était approché sans bruit de la fenêtre, calant son ventre contre le radiateur froid, ne laissant apparaître que ses yeux et le sommet de son crâne. Les camions sans phares étaient plus nombreux, cette fois. Sacha en compta au moins six. À la lueur de la lune, il voyait distinctement leurs silhouettes massives. De gros engins de production soviétique, sûrement des Kamaz. Sacha les adorait : ils ne tombaient jamais en panne et pouvaient passer partout, dans la neige, la boue, et même traverser des rivières. Les hommes aussi étaient plus nombreux et ils semblaient à Sacha à peine moins massifs que les camions. Leurs carrures renforçaient l’enfant dans sa certitude que ces hommes-là étaient « sérieux », comme disait son oncle. Ils n’avaient pas la stature voûtée des petits vieillards que l’on voyait d’habitude dans le quartier.
Les ombres se passaient de main en main de gros sacs qu’elles entassaient dans des wagonnets semblables à ceux qu’on utilisait à la mine. Cela aussi, son oncle le lui avait raconté. Il était un homme « sérieux », lui aussi, un mineur aux épaules larges qui aurait pu se mesurer sans rougir aux hommes de la cour. Le garçon s’enhardit et entrouvrit la fenêtre. Une bourrasque lui claqua au visage. Il entendait distinctement les jurons étouffés par lesquels les hommes accompagnaient leurs efforts. Sacha les écoutait avec une joie mauvaise. « Putain. » Que des mots interdits à la maison. « Chatte. » Il n’en avait jamais entendu autant. « Salope »…
Sacha écoutait et observait, hypnotisé. Pourquoi n’attendaient-ils pas le matin pour finir leur labeur ?

Petit bac 2022(6) Lieu

A crier dans les ruines – Alexandra Koszelyk

715TlZ+GONL Aux Forges de Vulcain – août 2019 – 254 pages

Quatrième de couverture :
Tchernobyl, 1986. Lena et Ivan sont deux adolescents qui s’aiment. Ils vivent dans un pays merveilleux, entre une modernité triomphante et une nature bienveillante. C’est alors qu’un incendie, dans la centrale nucléaire, bouleverse leur destin. Les deux amoureux sont sépares. Lena part avec sa famille en France, convaincue qu’Ivan est mort. Ivan, de son côté, ne peut s’éloigner de la zone, de sa terre qui, même sacrifiée, reste le pays de ses ancêtres. Il attend le retour de sa bien-aimée. Lena grandit dans un pays qui n’est pas le sien. Elle s’efforce d’oublier. Un jour, tout ce qui est enfoui remonte, revient, et elle part retrouver ce qu’elle a quitté vingt ans plus tôt.

Auteur : Alexandra Koszelyk est née en 1976. Elle enseigne, en collège, le français, le latin et le grec ancien.

Mon avis : (lu en novembre 2019)
En 1986, à Tchernobyl, Léna et Ivan sont meilleurs amis et passent tout leur temps ensemble, ils s’aiment. Mais un soir d’avril, le père de Léna, ingénieur, rentre à la maison, paniqué, un incendie vient de se déclencher dans la centrale nucléaire, il faut fuir immédiatement. Léna quitte Pipriat avec sa famille pour la France, sans pouvoir faire ses adieux à Ivan. En France, Lena et sa famille ont dû s’adapter à un nouveau style de vie, à de nouvelles coutumes. Lena n’a jamais oublié sa terre d’origine et Ivan, qu’elle pense mort. Ivan, fils de paysan, est resté en Ukraine, proche de la zone d’exclusion de Tchernobyl.
Vingt ans plus tard, Lena revient en Ukraine pour tenter de retrouver son pays d’enfance, elle est une touriste pas comme les autres…
Dans ce premier roman réussi, l’auteur évoque une catastrophe mondialement connue et ses conséquences, il est question d’exil, d’amour, de lecture pour se reconstruire et de nature.

Extrait : (début du livre)
Quand Léna arrive à Kiev, elle ne s’attend à rien ou plutôt à tout. Des odeurs de son enfance, la musique de sa langue natale, les dernières images avant son exil. Mais de fines particules assombrissent les lumières de la ville, la grisaille embrume ses souvenirs. Des silhouettes la frôlent et semblent appartenir à un autre temps. Quand elle remonte le col de sa veste, un homme lui fait signe de l’autre côté de la rue puis s’approche. À quelques mètres d’elle, il découvre son erreur : il l’a prise pour une autre. Elle comprend à peine ses excuses en russe. Léna regarde la silhouette, celle-ci n’est déjà plus qu’un point à l’horizon.
« À la prochaine à droite, vous serez arrivé à votre destination. »
La voix métallique du GPS la sort de sa rêverie. Au bout de l’allée clignotent les néons de l’agence de voyages. Elle pousse la porte, de l’air chaud enveloppe ses mollets. Derrière le comptoir se tient une femme qui lui tend un dépliant. Ici, une seule destination est proposée.
« Pour vous rendre dans la ville fantôme Pripiat, vous prendrez notre bus. Il y a un seul aller-retour par jour. Quand vous serez dans la zone contaminée, vous ne resterez jamais seule. Vous suivrez la guide et resterez avec votre groupe. Deux conditions à remplir pour y accéder : vous devez me certifier que vous avez plus de dix-huit ans et que vous n’êtes pas enceinte. Vous signerez ce papier en deux exemplaires. Un pour vous, un pour moi. »

Le prix annoncé est élevé, mais Léna ne tergiverse pas quand elle dépose cinq cents dollars sur le comptoir. La femme au tailleur vert compte un à un les vingt-cinq billets de vingt dollars. Elle mouille son doigt puis l’applique sur le coin du billet. Une petite trace se forme avant de s’évanouir. L’hôtesse en fait un tas ordonné puis les range dans une boîte rouillée. Lorsqu’elle la referme, le grincement remplit la pièce vide. D’un tiroir, elle sort un registre d’inscription. De la poussière tournoie quand elle le dépose sur son bureau.
« Il me reste une place pour demain. Mais peut-être est-ce trop tôt ? »
Léna n’ose y croire, elle fixe la femme quelques secondes, puis sourit en signe d’acquiescement. Quand elle repasse le seuil de l’agence, le ciel lui semble moins gris.