Les Arènes – février 2020 – 282 pages
Livre de Poche – mars 2022 – 320 pages
Prix Senghor 2020 du Premier Roman Francophone et Francophile.
Quatrième de couverture :
Sur la ligne de front du Donbass, la guerre s’est installée depuis quatre ans et plus grand monde ne se souvient comment elle a commencé. L’héroïsme et les grands principes ont depuis longtemps cédé la place à la routine du conflit.
Mais quand des enfants sont assassinés sauvagement, même le colonel Henrik Kavadze, l’impassible chef de la police locale, perd son flegme.
Auteur : Benoît Vitkine est un journaliste français, spécialiste des pays de l’ex-URSS et de l’Europe orientale au Monde. Correspondant du journal à Moscou, il a reçu le prestigieux prix Albert-Londres en 2019 pour une série de reportages réalisés en Ukraine. Donbass, son premier roman, a pour décor l’est de ce pays, en guerre depuis mars 2014.
Mon avis : (lu en avril 2022)
Sur fond de reportage de guerre, L’intrigue se déroule durant l’hiver et le printemps 2018,
Extrait : (début du livre)
La première fois que les camions sans phares s’étaient garés dans la cour de l’immeuble, quelques semaines plus tôt, Sacha Zourabov avait été effrayé. Le garçon avait instinctivement senti que les hommes affairés autour des véhicules, dans le terrain vague, n’auraient pas voulu le voir à sa fenêtre, occupé à les observer. Des hommes comme ceux-là, capables de travailler dans l’obscurité la plus complète, pouvaient sans doute le voir dans la nuit. Malgré sa petite taille. Malgré les efforts qu’il faisait pour respirer le plus discrètement possible. Il s’était blotti sous les couvertures, restant éveillé jusqu’à ce que le bruit des moteurs cesse. Longtemps après leur départ, il n’avait pu s’endormir, tenaillé par la curiosité.
Alors quand ils étaient revenus, ce soir-là, le garçonnet avait enfilé ses chaussons et s’était approché sans bruit de la fenêtre, calant son ventre contre le radiateur froid, ne laissant apparaître que ses yeux et le sommet de son crâne. Les camions sans phares étaient plus nombreux, cette fois. Sacha en compta au moins six. À la lueur de la lune, il voyait distinctement leurs silhouettes massives. De gros engins de production soviétique, sûrement des Kamaz. Sacha les adorait : ils ne tombaient jamais en panne et pouvaient passer partout, dans la neige, la boue, et même traverser des rivières. Les hommes aussi étaient plus nombreux et ils semblaient à Sacha à peine moins massifs que les camions. Leurs carrures renforçaient l’enfant dans sa certitude que ces hommes-là étaient « sérieux », comme disait son oncle. Ils n’avaient pas la stature voûtée des petits vieillards que l’on voyait d’habitude dans le quartier.
Les ombres se passaient de main en main de gros sacs qu’elles entassaient dans des wagonnets semblables à ceux qu’on utilisait à la mine. Cela aussi, son oncle le lui avait raconté. Il était un homme « sérieux », lui aussi, un mineur aux épaules larges qui aurait pu se mesurer sans rougir aux hommes de la cour. Le garçon s’enhardit et entrouvrit la fenêtre. Une bourrasque lui claqua au visage. Il entendait distinctement les jurons étouffés par lesquels les hommes accompagnaient leurs efforts. Sacha les écoutait avec une joie mauvaise. « Putain. » Que des mots interdits à la maison. « Chatte. » Il n’en avait jamais entendu autant. « Salope »…
Sacha écoutait et observait, hypnotisé. Pourquoi n’attendaient-ils pas le matin pour finir leur labeur ?
