Les abeilles grises – Andreï Kourkov

31HEe1q+QIL Liana Levi – février 2022 – 400 pages

traduit du russe par Paul Lequesne

Titre original : Серые пчелы, 2019

Quatrième de couverture :
Dans un petit village abandonné de la «zone grise», coincé entre armée ukrainienne et séparatistes prorusses, vivent deux laissés-pour-compte : Sergueïtch et Pachka. Désormais seuls habitants de ce no man’s land, ces ennemis d’enfance sont obligés de coopérer pour ne pas sombrer, et cela malgré des points de vue divergents vis-à-vis du conflit. Aux conditions de vie rudimentaires s’ajoute la monotonie des journées d’hiver, animées, pour Sergueïtch, de rêves visionnaires et de souvenirs. Apiculteur dévoué, il croit au pouvoir bénéfique de ses abeilles qui autrefois attirait des clients venus de loin pour dormir sur ses ruches lors de séances d’«apithérapie». Le printemps venu, Sergueïtch décide de leur chercher un endroit plus calme. Ayant chargé ses six ruches sur la remorque de sa vieille Tchetviorka, le voilà qui part à l’aventure. Mais même au milieu des douces prairies fleuries de l’Ukraine de l’ouest et du silence des montagnes de Crimée, l’œil de Moscou reste grand ouvert…

Auteur : Andreï Kourkov, le plus célèbre écrivain ukrainien d’expression russe, est né en Russie en 1961 et vit à Kiev. Depuis la publication de son premier roman, Le Pingouin, ses livres sont traduits dans le monde entier. Les Abeilles grises est son dixième roman publié en France.

Mon avis : (lu en mars 2022)
L’apiculteur Sergueï Sergueïtch et son voisin, ennemi d’enfance, Pachka Khmelenko sont les derniers habitants du petit village de Mala Starogradivka, situé dans la « zone grise », sur la ligne de front dans le Donbass. Sergueïtch habite rue Lénine, Patcha rue Chevtchenko et pendant la première partie du roman le lecteur découvre leur quotidien sans électricité. Ils sont coincés entre l’armée ukrainienne et les forces séparatistes pro-russes et veillent avec soin l’un sur l’autre. La situation les obligent à s’entraider, à coopérer à se respecter alors qu’ils n’ont pas les mêmes idées sur le conflit. Par opportunisme, Pachka plus ou moins proche des russes auprès desquels il se procure des denrées alimentaires, Sergeï sympathise avec un soldat ukrainien qui lui rend des visites nocturnes…
Le printemps arrivant, pour le bien être de ses abeilles, Sergeï décide de quitter la zone grise dans sa Tchetviorka verte avec sur sa remorque ses six ruches pour dans un premier temps une prairie à Vessele (entre Zaporijjia et Melitopol) puis vers la Crimée où vit Ahtem, un apiculteur Tatar rencontrée lors d’un congrès à  Sloviansk dans la région de Donetsk, avant la guerre.
Ce roman nous raconte la situation en Ukraine (avant le 24 février 2022, bien sûr), en particulier dans le Donbass et en Crimée depuis 2014. A travers le quotidien puis le périple de Sergeï, le lecteur découvre la réalité du conflit, à l’intérieur et à l’extérieur de la zone grise.
Andreï Kourkov sait raconter les histoires avec des touches comiques qui surlignent l’absurde des situations…

A lire et à faire lire !

« zone grise » : 20 km de large le long de la ligne de front

Extrait : (début du livre)
Le froid força Sergueï Sergueïtch à se lever vers trois heures du matin. Le poêle-cheminée bricolé de ses mains d’après un croquis relevé dans la revue Datcha bien-aimée, avec porte vitrée et deux plaques de cuisson circulaires, ne dispensait plus aucune chaleur. Les seaux de fer-blanc, posés à côté, étaient vides. L’obscurité régnant, il avait plongé la main dans le plus proche, et ses doigts n’avaient rencontré que des miettes de charbon.
« D’accord ! » grogna-t-il d’une voix ensommeillée. Il enfila un pantalon, glissa ses pieds nus dans des pantoufles – de grosses bottes de feutre amputées de leur tige –, jeta une pelisse sur son dos et, empoignant les deux seaux, sortit de la maison.
Il s’arrêta derrière la grange, devant le tas de charbon. D’un coup d’œil, il repéra la pelle – il faisait bien plus clair dehors que dedans. Les morceaux de houille tombèrent en pluie, heurtant le fond des seaux dans un grand fracas. Mais quand une première couche fut formée, le tintamarre s’éteignit, et leur chute devint presque silencieuse.
Un coup de canon retentit quelque part au loin. Puis un autre une trentaine de secondes plus tard, mais comme provenant d’un autre côté.
« Quoi, ils dorment pas, ces abrutis ? Ou c’est-il qu’ils ont décidé de se réchauffer ? » bougonna Sergueïtch, mécontent.
Il regagna l’obscurité de la maison. Alluma une bougie. L’odeur agréable, chaude et miellée, lui frappa les narines. Il perçut le discret tic-tac, familier et apaisant du réveille-matin, posé sur l’étroit rebord de fenêtre en bois.
Un peu de chaleur subsistait à l’intérieur du poêle, néanmoins sans papier ni copeaux de bois, il n’aurait pas été possible d’enflammer le charbon encore glacé après son séjour dehors, dans le grand froid. Quand les longues langues bleuâtres des flammes dansèrent enfin derrière la vitre noircie de suie, le maître des lieux ressortit de la maison. Un roulement de lointaine canonnade, à peine audible de l’intérieur, s’entendait à l’est. Mais un autre bruit, plus proche, attira l’attention de Sergueïtch : à l’évidence, une voiture venait de passer dans la rue voisine. De passer et de s’arrêter. Il n’y avait que deux voies traversant le village : la rue Lénine et la rue Chevtchenko, à quoi s’ajoutait le passage Mitchourine. Lui-même vivait rue Lénine, dans une relative solitude. La voiture, par conséquent, avait emprunté la rue Chevtchenko. Il n’y avait là également qu’un seul habitant : Pachka Khmelenko, lui aussi précocement retraité, presque du même âge, ennemi d’enfance depuis la toute première classe de l’école du village. Son potager donnait sur Horlivka, autrement dit Pachka était d’une rue plus proche de Donetsk que Sergueïtch dont le potager regardait de l’autre côté, vers Sloviansk. En pente, il touchait à un champ qui descendait encore pour remonter ensuite en direction de Jdanivka. La ville elle-même n’était pas visible, elle semblait se cacher derrière la bosse. Mais l’armée ukrainienne, qui s’était enterrée dans cette bosse, à l’abri de casemates et de tranchées, se faisait entendre de temps à autre. Et quand on ne l’entendait pas, Sergueïtch savait malgré tout qu’elle était là, tapie, à gauche de la plantation d’arbres que longeait un chemin de terre fréquenté naguère par les tracteurs et les camions.
L’armée s’y trouvait depuis trois ans déjà. Tout comme la pègre locale renforcée de l’internationale militaire russe qui, dans ses propres abris, buvait thé et vodka, au-delà de la rue de Pachka, au-delà des jardins, au-delà des vestiges de la vieille abricoteraie plantée à l’époque soviétique, au-delà des champs que la guerre avait privés de paysans, comme la prairie qui s’étendait entre le potager de Sergueïtch et Jdanivka.

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