Lu en partenariat avec Babelio et Gallimard
Gallimard – mars 2019 – 272 pages
traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Reinharez
Titre original : Above The Waterfall, 2015
Quatrième de couverture :
Dans cette contrée de Caroline du Nord, entre rivière et montagnes, que l’œuvre de Ron Rash explore inlassablement depuis Un pied au paradis, un monde est en train de s’effacer pour laisser la place à un autre. Le shérif Les, à trois semaines de la retraite, et Becky, poétesse obsédée par la protection de la nature, incarnent le premier. Chacun à sa manière va tenter de protéger Gerald, irréductible vieillard amoureux des truites, contre le représentant des nouvelles valeurs, Tucker. L’homme d’affaires, qui loue fort cher son coin de rivière à des citadins venus goûter les joies de la pêche en milieu sauvage, accuse Gerald d’avoir versé du kérosène dans l’eau, mettant ainsi son affaire en péril. Les aura recours à des méthodes peu orthodoxes pour découvrir la vérité. Et l’on sait déjà qu’avec son départ à la retraite va disparaître une vision du monde dépourvue de tout manichéisme au profit d’une approche moins nuancée.
Auteur : Né en 1953 en Caroline du Sud, Ron Rash est d’abord un poète qui doit à ses lointaines origines galloises le goût des légendes celtes. Son œuvre, inspirée par la nature de la région des Appalaches où il vit et par son admiration pour William Faulkner, Jean Giono et Dostoïevski, comprend notamment cinq recueils de nouvelles dont un traduit en français. Ses sept romans sont désormais tous publiés en France. Récompensé par le Frank O’Connor Award, le Sherwood Anderson Prize et le O. Henry Prize aux États-Unis, et en France par le Grand Prix de littérature policière, il est considéré comme l’un des plus grands auteurs américains contemporains. Il enseigne la littérature à la Western Carolina University.
Mon avis : (lu en mars 2019)
Au cœur des Appalaches, au milieu de la nature, entre une rivière et des montagnes… Le shérif Les, à quelques semaines de sa retraite, règle les affaires courantes.
Mais la rivière qui attire les clients du lodge de pêche de Tucker a été volontairement empoisonnée. Et tout accuse le vieux Gerald, voisin marginal du domaine, en conflit avec Tucker. Becky, garde forestière du Parc de Locus Creek et amie de Les et de Gerald, n’y croit pas, le vieux aime trop la nature pour être coupable d’un tel acte. Elle va tout faire pour convaincre Les.
Les et Becky sont tour à tour les narrateurs de cette histoire, ils sont tous les deux des taiseux et leur passé a été lourd et douloureux, cela renforce leur amitié et complicité.
La nature est également un personnage de ce livre, le lecteur la perçoit et la ressent parfaitement au travers des descriptions minutieuses des paysages faites par l’auteur, il nomme dans le détail de nombreux végétaux et animaux…
C’est un roman poétique, une ode à la nature, un cri d’alerte pour la sauvegarde de la nature tellement meurtrie par les hommes, l’industrie, le profit…
Extrait : (début du livre)
Alors que le soleil colore encore les montagnes, des êtres aux ailes de cuir noir tournoient déjà à faible hauteur. Les premières lucioles clignotent, indolentes. Au-delà de cette prairie des cigales s’emballent et ralentissent comme autant de machines à coudre. Tout le reste paré pour la nuit, hormis la nuit elle-même. Je regarde l’ultime lueur s’élever au-dessus de la rase campagne. Au sol des ombres suintent et s’épaississent. Des arbres en cercle forment des rives. La prairie se mue en étang qui s’emplit, à la surface des dizaines de suzannes-aux-yeux-noirs.
Je m’assieds sur un sol qui fraîchit, bientôt humide de rosée. Près de moi une charrue à versoir abandonnée de longtemps. Des lianes de chèvrefeuille enroulent leurs verts cordons, des fleurs blanches accrochées là comme de petites ampoules de Noël. J’effleure un manche qu’ont poli rotations de poignet et suantes étreintes. Le souvenir des mains de mon grand-père, rondes de cals et aussi lisses que des pièces de monnaie usées. Un matin je l’avais regardé parcourir le champ, la rame d’acier faisant onduler la terre. Dans son sillage une vague arrêtée de sillon scintillant. Mais cette charrue s’est lassée et endormie. Depuis combien de temps gît-elle là ? Dix ans peut-être, puisque jeunes arbres et salsepareille se dressent parmi le barbon à balais. Dominant tout le reste, ces fleurs jaune d’or aux pétales déployés, épanouis. Ce qui m’a amenée ici.
Un cerf émerge de la forêt, le museau au vent, le pas monté sur échasses, puis une pause pour retrouver l’aplomb, une autre un sabot en l’air. Autour de moi monte l’obscurité. Les suzannes-aux-yeux-noirs flottent tels des nénuphars. Tout le reste disparaît mais elles conservent leur éclat jaune. Miroirs de lune, fantômes de soleil. Rêve latent. Quand le lac nocturne submerge ses rives, je prends le sentier qui me ramène au pick-up du parc régional. Une autre fois peut-être, avait répondu Les à mon invitation, prétextant des tâches de shérif à accomplir. La pente du chemin s’accentue. Quand je me retourne pour voir la prairie, le noir et rien d’autre.
Lascaux. Quelle merveille d’avoir fait pareille descente. Bois à flambeau enduit de poix écouvillonnant la roche de clarté. Embardées, dénivelés, pans inclinés. Ténèbres accourues derrière chaque pas. Puis les découvrir là dans le cœur évidé de la grotte – bisons et bouquetins, mais d’autres aussi perdus à jamais partout ailleurs : tigres à dents de sabre et mammouths laineux, grand cerf des tourbières. Tous animés dans la lumière vacillante, sanglés de courbes de pierre. Parmi tout cela l’empreinte runique de la main humaine. Où d’autre un voile artistique plus ténu entre nous et le monde ? Qu’il est étrange que les griffonnages à la plume d’oie de Hopkins m’en fassent voir davantage. Invisager avant de voir. Mais le premier message, là, au creux des parois de la grotte. Quel prodige monte et se répercute encore de l’étage inférieur du monde.
Déjà lu du même auteur :