Audiolib – mars 2019 – 3h43 – Lu par Babacar M’baye Fall
Seuil – août 2018 – 176 pages
Quatrième de couverture :
Un matin de la Grande Guerre, le capitaine Armand siffle l’attaque contre l’ennemi allemand. Les soldats s’élancent. Dans leurs rangs, Alfa Ndiaye et Mademba Diop, deux tirailleurs sénégalais parmi tous ceux qui se battent alors sous le drapeau français. Quelques mètres après avoir jailli de la tranchée, Mademba tombe, blessé à mort, sous les yeux d’Alfa, son ami d’enfance, son plus que frère. Alfa se retrouve seul dans la folie du grand massacre, sa raison s’enfuit. Lui, le paysan d’Afrique, va distribuer la mort sur cette terre sans nom. Détaché de tout, y compris de lui-même, il répand sa propre violence, sème l’effroi. Au point d’effrayer ses camarades. Son évacuation à l’Arrière est le prélude à une remémoration de son passé en Afrique, tout un monde à la fois perdu et ressuscité dont la convocation fait figure d’ultime et splendide résistance à la première boucherie de l’ère moderne.
Auteur : Né à Paris en 1966, David Diop a grandi au Sénégal. Il est actuellement maître de conférences en littérature à l’université de Pau.
Frère d’âme a été finaliste de tous les grands prix littéraires de l’automne 2018, et a remporté le Prix Goncourt des Lycéens.
Lecteur : Artiste interprète (cinéma, radio, théâtre, télévision), Babacar M’baye Fall est né en 1976 au Sénégal. Arrivé en France en 2000, il s’est formé à l’École Nationale Supérieure d’Art Dramatique de Montpellier. Au théâtre, il a interprété de nombreux personnages du répertoire classique et moderne dans des pièces comme Othello, Le Maure Cruel, Le Conte d’Hiver, Les Nègres, Fin de Partie, Derniers Remords avant l’Oubli, etc.
Mon avis : (écouté en mars 2019)
La voix d’Alfa, tirailleur sénégalais, prend possession du lecteur et continuera de le hanter longtemps.
Extrait : (début du livre)
– … je sais, j’ai compris, je n’aurais pas dû. Moi, Alfa Ndiaye, fils du très vieil homme, j’ai compris, je n’aurais pas dû. Par la vérité de Dieu, maintenant je sais. Mes pensées n’appartiennent qu’à moi, je peux penser ce que je veux. Mais je ne parlerai pas. Tous ceux à qui j’aurais pu dire mes pensées secrètes, tous mes frères d’armes qui seront repartis défigurés, estropiés, éventrés, tels que Dieu aura honte de les voir arriver dans son Paradis ou le Diable se réjouira de les accueillir dans son Enfer, n’auront pas su qui je suis vraiment. Les survivants n’en sauront rien, mon vieux père n’en saura rien et ma mère, si elle est toujours de ce monde, ne devinera pas. Le poids de la honte ne s’ajoutera pas à celui de ma mort. Ils ne s’imagineront pas ce que j’ai pensé, ce que j’ai fait, jusqu’où la guerre m’a conduit. Par la vérité de Dieu, l’honneur de la famille sera sauf, l’honneur de façade.
Je sais, j’ai compris, je n’aurais pas dû. Dans le monde d’avant, je n’aurais pas osé, mais dans le monde d’aujourd’hui, par la vérité de Dieu, je me suis permis l’impensable. Aucune voix ne s’est élevée dans ma tête pour me l’interdire : les voix de mes ancêtres, celles de mes parents se sont tues quand j’ai pensé faire ce que j’ai fini par faire. Je sais maintenant, je te jure que j’ai tout compris quand j’ai pensé que je pouvais tout penser. C’est venu comme ça, sans s’annoncer, ça m’est tombé sur la tête brutalement comme un gros grain de guerre du ciel métallique, le jour où Mademba Diop est mort.
Ah ! Mademba Diop, mon plus que frère, a mis trop de temps à mourir. Ça a été très, très difficile, ça n’en finissait pas, du matin aux aurores, au soir, les tripes à l’air, le dedans dehors, comme un mouton dépecé par le boucher rituel après son sacrifice. Lui, Mademba, n’était pas encore mort qu’il avait déjà le dedans du corps dehors. Pendant que les autres s’étaient réfugiés dans les plaies béantes de la terre qu’on appelle les tranchées, moi je suis resté près de Mademba, allongé contre lui, ma main droite dans sa main gauche, à regarder le ciel bleu froid sillonné de métal. Trois fois il m’a demandé de l’achever, trois fois j’ai refusé. C’était avant, avant de m’autoriser à tout penser. Si j’avais été alors tel que je suis devenu aujourd’hui, je l’aurais tué la première fois qu’il me l’a demandé, sa tête tournée vers moi, sa main gauche dans ma main droite.